Olivier Jamin
Contexte et pratiques courantes
Dans les métiers du numérique (ou « digital »), le caractère dématérialisé des éléments à produire (sites web, logiciels, applications mobiles) ou des services à réaliser (maintenance logicielle, surveillance d’alertes système, etc.) permet aux entreprises de se concentrer sur leur cœur de métier. Il leur suffit pour cela de déléguer à des sous-traitants ces aspects techniques (informatique) qui sont les plus éloignés de leur cœur de métier. C’est une possibilité offerte qui est intrinsèque à l’existence et au principe de fonctionnement du « réseau des réseaux » qu’est l’Internet, avec la possibilité d’échanger des données, de les visualiser, télécharger, mettre en ligne en quelques clics, depuis n’importe où.
Les entreprises qui font appel à ces services de sous-traitance choisissent ainsi leurs prestataires selon des critères variés qui n’englobent pas seulement la qualité et le coût de la prestation. En effet, la gestion du risque, qu’il soit professionnalisé grâce à des services Achats, ou instinctif et régi par du bon sens, oriente le choix du prestataire de service selon des critères plus fins tels que sa solidité financière (qu’il ne mette pas la clé sous la porte) ou ses références passées avec d’autres clients sur le sujet qui lui sera confié.
En raison du possible éloignement géographique du prestataire, de nouveaux critères de sélection sont apparus comme le fait de pouvoir parler la même langue ou de pouvoir communiquer en temps réel, par téléphone ou en visioconférence, malgré la différence d’heures entre les fuseaux horaires.
Du fait du rayonnement culturel et linguistique de la France, il n’est pas étonnant de constater que des entreprises (principalement ETI et grands groupes) ont délocalisé une partie de leurs activités informatiques dans des pays où la francophonie y est bien implantée, au Maghreb par exemple, ou en Inde, ou bien même vers d’autres pays du continent européen.
De la même manière que les emplois industriels, au sens de la production de biens, se sont effondrés en France en l’espace de 30 ans, les emplois du numérique (ou production de services numérique) qui étaient considérés comme une nouvelle industrie de pointe au début des années 2000 ont commencé à subir le même traitement : logique de rentabilité, manque de vision stratégique sur la nécessité de préserver une indépendance numérique.
Scandales et laisser-faire de nos gouvernements successifs
Plusieurs articles de presse ont déjà fait état de cette situation avec par exemple, en 2012, la délocalisation d’emplois informatiques de la SNCF en Roumanie, via la sous-traitance d’IBM[1], ou chez Air France en 2018, là aussi en s’appuyant sur la sous-traitance de TCS (Tata Consulting System, une société indienne implantée également en France)[2]. Le phénomène remonte aux débuts des années 2000, où il représentait un axe de développement fort des SSII (aujourd’hui appelées ESN) et une manne financière pour les grands cabinets d’audit et de conseil[3] qui effectuaient des recommandations allant toutes dans le sens de la délocalisation des fonctions « non stratégiques » considérées comme uniquement des centres de coûts.
De la même manière que les emplois industriels, au sens de la production de biens, se sont effondrés en France en l’espace de 30 ans, les emplois du numérique (ou production de services numérique) qui étaient considérés comme une nouvelle industrie de pointe au début des années 2000 ont commencé à subir le même traitement : logique de rentabilité, manque de vision stratégique sur la nécessité de préserver une indépendance numérique.
Air France et la SNCF sont deux symboles de la puissance et du rayonnement de la France dans le monde. En revanche, elles illustrent également l’entrave que représente l’Union Européenne à la mise en place d’une politique nationale de l’industrie et de l’emploi, tout comme le démantèlement des secteurs considérés pendant longtemps comme régaliens ou stratégiques.
Il faut rappeler à ce sujet que la SNCF, qui était jusqu’à fin 2019 un Etablissement Public à Caractère Industriel et Commercial (EPIC), est passée depuis le 1er janvier 2020 au statut de Société Anonyme à Capitaux Publics, faisant d’une ancienne entreprise d’Etat une entreprise de droit privé (avec quelques exemptions dues au fait que l’Etat est encore engagé dedans), en vue de la libéralisation pleine et féroce du secteur ferroviaire en France. Les employés qui seront embauchés à partir de cette date ne pourront plus bénéficier du statut particulier des cheminots historiques. C’est évidemment une étape préalable à l’entrée de capitaux privés et à une politique axée sur la rentabilité au lieu de la mission de service public qui était initialement la sienne. Les deux notions ne sont pourtant pas opposées, à condition de rétablir ce monopole et de le gérer de façon à trouver l’équilibre entre la forte rentabilité des lignes les plus fréquentées et la nécessité de continuer à desservir nos régions les plus enclavées.
De toute évidence, si un virage à 180°C n’est pas pris à ce sujet, ce qui est évidemment impossible sans s’affranchir de la mise en concurrence voulue par l’Union Européenne, nous ne pourrons pas aller contre cette tendance à la délocalisation.
Par ailleurs, Air France, via la Holding Air France-KLM SA, est détenue à 14,3% par l’état. Dans un secteur ultra concurrentiel comme le transport aérien, surtout depuis l’émergence des compagnies low-cost, la logique de rentabilité est évidemment au cœur des préoccupations. En revanche, il n’est pas normal que l’Etat ne s’affirme pas en tant que protecteur des emplois français. Le scandale lié à la délocalisation des emplois de développeurs de logiciels en Inde aurait pu être évitée si la capitalisation d’un savoir-faire était aussi considérée comme un réel enjeu dans les emplois du numérique.
Les délocalisations […] sont nombreuses dans les métiers du numérique, et elles sont une réalité quotidienne. Elles sont pour le moment compensées par des besoins qui sont toujours en forte croissance en France et qui induisent encore, pour le moment, un marché très favorable aux employés du numérique sur le territoire français.
Enjeux de la préservation des emplois du numérique
L’innovation et la maîtrise des technologies numériques est un enjeu de leadership mondial dans tous les domaines industriels (notamment via le développement de nouveaux services avec l’IA), et la délocalisation de ces emplois va dans le sens du partage des savoirs entre les nations que la propriété industrielle (ou intellectuelle) ne garantit pas.
Il est crucial de ne pas permettre la création en Inde d’une « usine logicielle », au sens où la Chine est elle-même devenue « l’usine du monde », afin de ne pas permettre les mêmes dumping sociaux et environnementaux, et aussi pour éviter la même déconvenue que nous avons vécue en mars 2020 lorsque la plupart des masques qui devaient nous protéger des infection respirations ont été produits et livrés par la Chine au reste du monde.
Les délocalisations, outre les deux exemples sus-cités de la SNCF et d’Air France, sont nombreuses dans les métiers du numérique, et elles sont une réalité quotidienne. Elles sont pour le moment compensées par des besoins qui sont toujours en forte croissance en France et qui induisent encore, pour le moment, un marché très favorable aux employés du numérique sur le territoire français.
Une étude de l’APEC montre que la moyenne de rémunération des cadres dans les métiers de l’informatique est 50% supérieure à la moyenne de ceux du domaine de la Vente[4].
En revanche, il ne faut pas sous-estimer l’impact délétère d’une absence de vision stratégique sur ce plan. A fin 2017, les métiers du numérique représentaient autour de 3% de l’emploi en France[5], soit environ 800 000 emplois. Nous vivons une sorte d’âge d’or des métiers du numérique qui, même si les perspectives sur les 10 prochaines années restent florissantes, doit inciter à envisager dès aujourd’hui une stratégie durable.
En effet, en raison de la demande croissante des compétences dans ce domaine, les écoles d’ingénieurs et de techniciens spécialisées dans le numérique se sont multipliées sur notre territoire, alors que dans le même temps le phénomène de délocalisation est aussi allé croissant.
Nous devons construire une vision d’avenir pour notre pays pour garantir son indépendance numérique, en trouvant l’équilibre entre le recours à la sous-traitance et la conservation d’un savoir-faire sur notre territoire, entre l’innovation, la préservation de nos fleurons industriels, et la prise en compte de nos politiques de formation et d’emploi. Et pour cela, nous devons sortir de l’Union Européenne !
Nos réflexions et propositions
A court terme, nous pouvons encourager la reconversion des personnes sans emploi, ou avec des difficultés à trouver des emplois stables, pour éviter une inflation trop forte des salaires du secteur.
A moyen et long terme, nous devons prévenir un potentiel écroulement de tout une filière métiers qui serait engendré par un déséquilibre entre les nombres d’écoles spécialisées et de jeunes diplômés qui arrivent sur le marché, en constante progression, et l’aggravation des délocalisations.
Nous devons pour cela avoir une vraie vision stratégique qui passe par plusieurs mesures :
- A minima, que l’Etat soit souverain et stratège en s’opposant à la délocalisation des activités numériques de ses secteurs les plus sensibles ou de ses champions industriels, car elles portent en elles l’innovation et la garantie de leur compétitivité actuelle et future,
- La mise en place de mesures qui encouragent le nearshore (délocalisations d’emplois en régions métropolitaines ou ultramarines) au détriment de l’offshore, permettant de revitaliser nos territoires,
- Une sensibilisation élargie au numérique dès le secondaire afin de combler le fossé numérique entre les différentes classes économiques et sociales de la population,
- Une revue à la hausse des exigences de qualité de l’offre de formation numérique et informatique dans le supérieur afin d’en faire des filières d’excellence et non pas une offre de surabondance.
En résumé, nous devons construire une vision d’avenir pour notre pays pour garantir son indépendance numérique, en trouvant l’équilibre entre le recours à la sous-traitance et la conservation d’un savoir-faire sur notre territoire, entre l’innovation, la préservation de nos fleurons industriels, et la prise en compte de nos politiques de formation et d’emploi.
Et pour cela, nous devons sortir de l’Union Européenne, à laquelle nous avons transféré notre souveraineté, pour reprendre la main sur nos politiques économiques et industrielles. Nous pourrons ainsi réinsuffler une dynamique au service de nos intérêts, de nos industries de pointe et de nos emplois.
—– NOTES —–
[1]LePoint.fr. (2012, 20 septembre). La SNCF délocalise des sous-traitants. https://www.lepoint.fr/economie/delocalisation-de-sous-traitants-de-la-sncf-pepy-estime-que-c-est-tout-a-fait-marginal-20-09-2012-1508321_28.php
[2]Sud Aérien Informatique. (2018, 12 février). CE janvier 2018 : la direction annonce des délocalisations en Inde. SUD Aérien.org. http://www.sud-aerien.org/spip.php?article2460
[3]BFM Business. (2004, 1 septembre). La délocalisation des services informatiques s’accélère… doucement. bfmbusiness.bfmtv.com. https://bfmbusiness.bfmtv.com/01-business-forum/la-delocalisation-des-services-informatiques-saccelere-doucement-228912.html
[4]APEC. (2020, 1 septembre). Les salaires dans 43 fonctions cadres. APEC Corporate. https://corporate.apec.fr/home/nos-etudes/toutes-nos-etudes/les-salaires-dans-43-fonctions-1.html
[5]Desjonquères, A., de Maricourt, C., & Michel, C. (2019, 7 octobre). Data scientists, community managers… et informaticiens : quels sont les métiers du numérique ? DARES – Études et statistiques – Ministère du Travail. https://dares.travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/dares_inseereferences_metiers_numerique_2019.pdf