Bertrand Dutheil de la Rochère
Le traité de Maastricht a institué un Comité des régions pour que celles-ci soient en prise directe avec la bureaucratie bruxelloise.
La construction européenne voit dans la région le niveau pertinent pour déconstruire les nations, pour fragmentant les peuples dans des structures incapables de résister au Marché et à sa concurrence libre et non faussée. Elle les subvertit par le bas, comme elle les enserre par le haut dans les griffes de la Commission. Il lui faut opposer entre eux élus de la nation et notables des territoires pour que les derniers finissent par arracher aux premiers les ultimes lambeaux de leur pouvoir. Les apparences de la démocratie seront certes maintenues dans de multiples chefs-lieux. Mais les décisions importantes seront prises dans des cénacles discrets. Le traité de Maastricht a institué un Comité des régions pour que celles-ci soient en prise directe avec la bureaucratie bruxelloise.
S’ajoute la promotion des langues régionales ou minoritaires avec la charte européenne, adoptée en 1992 par le Conseil de l’Europe. Certes, pour la ratifier, la France doit modifier sa constitution qui dispose, depuis le 25 juin 1992, que la langue de la République est le français. Mais, depuis le 23 juillet 2008, il est aussi précisé que les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France. Cette réforme de 2008 s’inscrit dans un mouvement parallèle à la construction européenne pour saper la nation dans son fondement linguistique. Dès 1951, la loi Deixonne a introduit dans l’enseignement le basque, le breton, le catalan et l’occitan. Le corse a suivi en 1974, le gallo, le francique et l’alsacien en 1992, sans compter des langues d’outre-mer. Un rapport de 1999 dresse une liste de soixante-quinze langues auxquelles pourraient s’appliquer la Charte. En 2001, la Délégation générale à la langue française avait déjà ajouté à son intitulé « et aux langues de France ». Au Bureau européen pour les langues moins répandues, la branche française regroupe dix communautés linguistiques.
Cette volonté de déconstruction des nations européennes porte ses fruits. […] Toutefois l’Allemagne s’exempte de ce risque.
Cette volonté de déconstruction des nations européennes porte ses fruits. La marche de la Belgique vers son éclatement est certes bien antérieure, mais elle s’accentue. Des forces centrifuges agitent le nord de l’Italie, reprenant de fait la coupure qui divise la Péninsule depuis la fondation de Rome, le 21 avril 753 avant J.-C. La question de l’indépendance de la Catalogne est posée, comme celle de l’Écosse. L’Union européenne a laissé faire la séparation entre la République tchèque et la Slovaquie, le 1er janvier 1993. Elle a contemplé la dramatique explosion de la Yougoslavie plutôt que de mettre en péril la négociation concomitante visant à créer la monnaie unique. Toutefois l’Allemagne s’exempte de ce risque. Fin 2016, la cour constitutionnelle de Karlsruhe déclara que la Bavière n’aurait pas le droit éventuellement de réclamer son indépendance, selon un raisonnement juridique travestissant l’histoire.
Or, précisément pour masquer les conséquences néfastes de l’éclatement des nations et même lui en attribuer des mérites, ses partisans citent en exemple le fédéralisme allemand et mettent en avant la Bavière. Celle-ci n’est pas un land, mais un Freistaat (« État libre »). En 1870, en se joignant à l’unification allemande, elle avait conservé par traité un certain nombre de prérogatives, si bien qu’en 1914 elle possédait ses propres légations diplomatiques et des corps d’armée distincts. Aujourd’hui, encore, elle possède quelques particularités. Ainsi, la CSU est partenaire de la CDU, et non une composante de celle-ci. Par ailleurs, il ne faut pas oublier les survivances des villes libres du Saint-Empire, ces reliquats de la Hanse, que sont les cités-länder de Brême et d’Hambourg. Enfin, la Sarre, dont la superficie est la moitié de celle d’un département français, résulte des rapports pour le moins complexes entre la France et l’Allemagne au siècle dernier. Le fédéralisme allemand découle de l’histoire. Il n’est pas une création artificielle pour conformer le pays aux normes du mondialisme.
En revanche, en France, les régions sont des créations récentes, technocratiques et si artificielles qu’en métropole leur nombre put, le 1er janvier 2016, passer de vingt-deux à treize par simple décision du Président de la République, entérinée par une loi. Les provinces de l’Ancien Régime n’étaient qu’enchevêtrement de circonscriptions ecclésiastiques, militaires, judiciaires, fiscales ou autres. La constante pluriséculaire de l’histoire de France est la lente uniformisation du royaume, inachevée en 1789. L’œuvre des Capétiens s’est accomplie dans la Constitution de 1791, dont l’article 1er du Titre II dispose que « Le Royaume est un et indivisible ». La Convention, après avoir proclamé la République le 21 septembre 1792, vota le 25 : « La République française est une et indivisible ». Ce principe avait été mis en œuvre avec les départements qui, imaginés dès Colbert, furent créés, le 22 décembre 1789, comme de simples commodités administratives. Leurs noms furent choisis en fonction de la géographie pour effacer toute référence aux appellations historiques, pour souligner l’unité substantielle du pays. Toutefois leurs limites ne furent pas tracées ex nihilo. Beaucoup d’entre eux reprirent celles des diocèses qui, eux-mêmes, s’étaient glissés dans celles des cités gallo-romaines qui, elles-mêmes, avaient succédé aux peuples de l’ancienne Gaule. Commodités certes, les départements n’étaient pas néanmoins des artifices. Ils prirent effet le 4 mars 1790 et furent ratifiés par le peuple français lors de la fête de la Fédération, le 14 juillet suivant. L’article de la constitution de 1791, déjà cité, poursuivait : « son territoire est distribué en quatre-vingt-trois départements ». Toutes les modifications qui intervinrent depuis ne furent que des adaptations. D’autres aménagements seront sûrement encore nécessaires.
Nation de langue, de culture et de tradition latines, la France aspire au plus profond d’elle-même à la centralisation qui, seule, permet l’égalité entre les différentes parties du territoire.
Le principe même de la décentralisation et des conditions de sa mise en œuvre suscitent un malaise. Nation de langue, de culture et de tradition latines, la France aspire au plus profond d’elle-même à la centralisation qui, seule, permet l’égalité entre les différentes parties du territoire. En son temps, Cécile Duflot, qui se voulait ferme partisane de la décentralisation et de l’obsolescence des nations, avait dans la titulature de son ministère « Égalité des territoires ». Hommage du vice écologiste à la vertu républicaine, aveu implicite que seul l’État central peut compenser les différences que génèrent spontanément tant la nature que le Marché.
À l’inverse de ses voisines britannique ou allemande, la France ne se conçoit pas comme une poupée russe, addition d’entités emboîtées les unes dans les autres pour finir par se subsumer dans une nation. Comme le disait Michelet, la France est une personne historique. C’est un corps mystique composé de citoyens qui constituent organiquement la nation. Ce corps mystique renvoie au fameux apologue que Menenius Agrippa, délégué par le Sénat de Rome, aurait prononcé, en 494 avant J.-C., pour convaincre la plèbe retirée sur l’Aventin de revenir dans la cité. Les membres et l’estomac sont aussi indispensables au corps que la plèbe et le patriciat à la Res publica. La décentralisation va à l’encontre de l’essence même de la nation française et des principes de la République.
Il y a quelques années, l’OCDE proposait un catalogue de mesures pour mettre fin aux « spécificités françaises ». Ces partisans du Marché planétaire absolu y recommandaient la suppression des départements au profit des régions. Il faut donc en conclure que le département est bon pour la France.